L’Amour Fou André Breton

(Citations)

« Boys du sévère, interprètes anonymes, enchaînés et brillants de la revue à grand spectacle qui toute une vie , sans espoir de changement, possèdera le théâtre mental, ont toujours évolué mystérieusement pour moi des êtres théoriques, que j’interprète comme des porteurs de clés : ils portent les clés des situations, j’entends par là qu’ils détiennent le secret des attitudes les plus significatives que j’aurai à prendre en présence de tels rares événements qui m’auront poursuivi de leur marque. Le propre de ces personnages est de m’apparaître vêtus de noir – sans doute sont-ils en habit ; leurs visages m’échappent : je les crois sept ou neuf – et, assis l’un près de l’autre sur un banc, de dialoguer entre eux la tête parfaitement droite. C’est toujours ainsi que j’aurais voulu les porter à la scène, au début d’une pièce, leur rôle étant de dévoiler cyniquement les mobiles de l’action.
A la tombée du jour et souvent beaucoup plus tard (je ne me cache pas qu’ici la psychanalyse aurait son mot à dire), comme ils se soumettraient à un rite, je les retrouve errant sans mot dire au bord de la mer, à la file indienne, contournant légèrement les vagues. De leur par, ce silence ne me prive guère, leurs propos de banc m’ayant, à vrai dire, paru toujours singulièrement décousus.

[..]

Pourquoi faut-il qu’à ce fantasme succède irrésistiblement un autre, qui de toute évidence se situe aux antipodes du premier ?

[..]

Je me plais à me figurer toutes les lumières dont a joui le spectateur convergeant en ce point d’ombre. Louable intelligence du problème, bonne volonté du rire et des larmes, goût humain de donner raison ou tord : climats tempérés ! Mais tout à coup, serait-ce encore le banc de tout à l’heure, n’importe, ou quelque banquette de café, la scène est à nouveau barrée. Elle est barrée, cette fois, d’un rang de femmes assises, en toilettes claires, les plus touchantes qu’elles aient portées jamais. La symétrie exige qu’elles soient sept ou neuf. Entre un homme… il les reconnaît : l’une après l’autre, toutes à la fois ? Ce sont les femmes qu’il a aimées, qui l’ont aimé, celles-ci des années, celles-là un jour. Comme il fait noir !

[..]

Reste à glisser sans trop de hâte entre les deux impossibles tribunaux qui se font face : celui des hommes que j’aurai été, par exemple en aimant, celui des femmes que toutes je revois en toilettes claires. La même rivière ainsi tourbillonne, griffe, se dévoile et passe, charmée par les pierres douces, les ombres et les herbes. L’eau, folle de ses volutes comme une vraie chevelure de feu. Glisser comme l’eau dans l’étincellement pur, pour cela il faudrait avoir perdu la notion du temps. Mais quel abri contre lui ; qui nous apprendra à décanter la joie du souvenir ?

[..]

Sans préjudice de l’emploi des moyens que nécessite la transformation du monde et, par là, notamment, la suppression de ces obstacles sociaux, il n’est peut-être pas inutile de se convaincre que cette idée de l’amour unique procède d’une attitude mystique – ce qui n’exclut pas qu’elle soit entretenue par la société actuelle à des fins équivoques. Pourtant je crois entrevoir une synthèse possible de cette idée et de sa négation.

Ce n’est pas, en effet, le seul parallélisme de ces deux rangées d’hommes et de femmes que tout à l’heure j’ai feint de rendre égales arbitrairement, qui m’incite à admettre que l’intéressé – dans tous ces visages d’hommes appelé pour finir à ne reconnaître que lui-même – ne découvrira pareillement dans tous ces visages de femmes qu’un visage : le dernier visage aimé.

Que de fois, par ailleurs, j’ai pu constater que sous des apparences extrêmement dissemblables cherchait de l’un à l’autre de ces visages à se définir un trait commun des plus exceptionnels, à se préciser une attitude que j’eusse pu croire m’être soustraite à tout jamais ! Si boulversante que demeure pour moi une telle hypothèse, il se pourrait que, dans ce domaine, le jeu de substitution d’une personne à une autre, voire à plusieurs autres, tende à une légitimation de plus en plus forte de l’être aimé, et cela en raison même de la subjectivation toujours croissante du désir.

L’être aimé serait alors celui en qui viendraient se composer un certain nombre de qualités particulières tenues pour plus attachantes que les autres et appréciées séparément, successivement, chez les êtres à quelque degré antérieurement aimés.

Il est à remarquer que cette proposition corrobore, sous une forme dogmatique, la notion populaire du « type » de femme ou d’homme de tel individu, homme ou femme, pris isolément. Je dis qu’ici comme ailleurs cette notion, fruit qu’elle est d’un jugement collectif éprouvé, vient heureusement en corriger une autre, issue d’une de ces innombrables prétentions idéalistes qui se sont avérés, à la longue, intolérables. »

passages que j’ai déjà cités à une femme.
une femme aux cheveux bleus.
la femme que j’aime.

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